Il est de ces rêves qui deviennent des cauchemars. Et il y a ces cauchemars qui se transforment en paralysies du sommeil, où l’horreur de ce qui nous entoure nous cloue au lit, sans aucune autre issue possible qu’un réveil brutal. Voilà où en sont les Libanais : suffocants, yeux écarquillés, mains ligotées. Et cette question qui les hante : « Comment en est-on arrivé là ? »
À l’espoir de la contestation du 17 octobre s’est rapidement substituée la désillusion. Celle d’un peuple, d’une nation, d’une identité. Depuis, et pendant que le Liban sombre dans la banqueroute, ponctuée par la pandémie et le surréaliste 4 août 2020, la crainte n’est même plus celle d’un retour de la guerre, elle est déjà là. Non, la crainte est celle de voir l’idée même d’un Liban démocratique et indépendant ne jamais voir le jour et se métamorphoser pour les générations à venir en une histoire à dormir debout.
Pourtant, il y a seize ans, le rêve d’un homme effaçait les peurs d’un peuple. Dans ses éditoriaux pour an-Nahar, Samir Kassir avait réussi là où peu osaient s’engager : nommer ceux qui n’avaient pour autre mission que de faire du pays du Cèdre le serf de toute une région. Des mots écrits en lettres de sang, en ce 2 juin 2005, mais que les suppôts d’un pouvoir arbitraire encreront ainsi à l’indélébile.
« Nous sommes ton rêve, ya Samir », clamaient les étudiants après son assassinat. Aujourd’hui, ce rêve fait passer des nuits blanches à ceux qui y croient encore, tandis que les Libanais errent dans les limbes cauchemardesques d’un État qui n’existe pas.
Ni floraison beyrouthine ni éclosion damascène
Le soir du 17 octobre 2019, il y avait dans l’air comme un parfum révolutionnaire et le sentiment instantané d’assister au début de la fin. Celle de l’esprit de la guerre civile, celle de l’amnésie collective, celle de cette paralysante résilience libanaise. Sujette à la sélection du souvenir, la mémoire du fait politique rend risible le concept même de l’histoire. Mais, en cette nuit automnale, comme une seconde chance était donnée aux Libanais d’achever ce printemps entamé il y a des années.
Précurseur des printemps arabes, celui de Beyrouth en 2005 avait permis la reconquête de l’indépendance du Liban en précipitant, par la démonstration de force du peuple, la sortie des troupes syriennes hors des frontières nationales. « Quand le printemps des Arabes fleurit à Beyrouth, il annonce l’éclosion des bourgeons à Damas », écrivait Samir Kassir le 4 mars de cette année-là. Il est clair aujourd’hui qu’il n’y eut ni floraison beyrouthine ni éclosion damascène. Bien au contraire.
Néanmoins, la mise en échec du régime syrien au Liban y aura marqué un tournant définitif, faisant émerger l’idée au sein de la population libanaise qu’il était possible, main dans la main, de créer le changement. Sans violence, sans peur, sans confession. Un Liban pour des Libanais et des Libanais pour un Liban. Le million de citoyens descendus sur la place des Martyrs, rebaptisée place de la Liberté en ce printemps 2005, a donné lieu, quatorze ans plus tard, à des scènes similaires mais, cette fois, se déroulant sur tout le territoire. Il ne s’agissait plus de rejeter une ingérence étrangère physique, mais bien celle des chevaux de Troie s’y trouvant, corrompus jusqu’à la moelle et métastases d’un pays en soins palliatifs.
D’abord confiné, cet esprit révolutionnaire a fini par exploser en mille morceaux, laissant aux « responsables » libanais le plaisir de récolter les dividendes d’un peuple en perdition. « Notre rêve est aussi simple que le fait d’avoir confiance en l’avenir », lisait Samir Kassir dans « Le communiqué du rêve », regrettant de s’être réveillé dans un pays où le rêve demeure, par définition, chimérique.
Ce printemps qui n’a jamais eu lieu
Seize printemps sont ainsi passés depuis que celui qui fut l’un des hérauts du changement nous a laissé en héritage sa vision pour le Liban et la région. Cependant, en cette seconde année de crise économique et financière, c’est du rire nerveux aux chaudes larmes qu’agonisent les Libanais face à l’impasse kafkaïenne dans laquelle ils se retrouvent coincés. Pianotant sur leur calculatrice du matin au soir pour mendier un peu d’espoir, cherchant à tout prix à quitter un pays où des autorités assassinent leur peuple à petit feu et attendant patiemment, et en silence, la prochaine détonation qui viendra les achever.
Au cœur de ce tableau noir demeure toutefois un fifrelin d’espoir. Des graines ont été semées et le changement, certes, ça prend du temps. Les prochaines élections, si elles se tiennent, détermineront si les Libanais ont enfin conquis leur passé pour se projeter dans le futur. Un avenir qui devra passer par la construction d’un État, constitué d’hommes et de femmes libanais qui ne feront pas de la résilience le bouclier de leurs desseins.
C’est en mai 2022 que sont ainsi planifiées les élections municipales et législatives et la présidentielle. Il reste donc un an pour que les Libanais s’organisent de manière à sortir par les urnes les pourfendeurs du bien commun.
Pour réaliser le rêve de Samir Kassir et achever, enfin, ce printemps qui n’a jamais eu lieu.