Samir Kassir fulmine. Quelques mètres carrés ! Voilà l’espace qu’on lui a refourgué pour préparer la maquette du n° 0 de la nouvelle revue du groupe L’Orient-Le Jour. Ce n’est pourtant pas la place qui manque au 3e étage de l’immeuble de la régie publicitaire PressMedia, dans la descente Accaoui à Achrafieh, où sont hébergés l’administration et les suppléments du quotidien francophone. Puis, le nouveau rédacteur en chef de L’Orient-Express voit les choses en grand. Et il a besoin d’espace pour penser. Car, à 35 ans, celui que Michel Eddé, PDG du groupe, a choisi pour lancer et diriger ce mensuel – sur conseil appuyé de Ghassan Tuéni, rédacteur en chef du journal arabophone an-Nahar – a la tête bien faite et bouillonne de faire bouger les lignes.
Collaborateur du Monde diplomatique à Paris depuis ses 21 ans et désormais directeur de son édition arabophone, auteur d’une thèse sur la guerre du Liban et de deux volumes sur le conflit israélo-palestinien coécrits avec Farouk Mardam Bey, l’ancien stagiaire de L’OLJ en 1980 a bien grandi. Son modèle ? Georges Naccache, fondateur de « L’Orient » en 1924. Celui-là même qui était passé par la case prison en 1949 pour un édito dénonçant les ratés du Liban postindépendance. Alors, oui, Samir Kassir n’a ni sa langue dans sa poche ni le tempérament d’un pis-aller. Il a de grandes ambitions. Pour lui, certes. Mais certainement aussi pour le Liban, voire pour le Levant tout entier. Le premier semble ne pouvoir vivre sans les deux autres.
Nous sommes en 1995 et le journaliste à la triple identité libano-syro-palestinienne est de retour à Beyrouth, bien décidé à y rester ancré. Le sud du pays est sous occupation israélienne, le reste sous occupation syrienne. Qu’à cela ne tienne, la vie dans la capitale libanaise a repris son cours, s’efforçant d’effacer les souvenirs encore vifs de quinze ans de guerre. Le Premier ministre Rafic Hariri semble avoir reçu carte blanche pour la reconstruction de la ville et les Libanais préfèrent sans doute fermer les yeux face à ses extravagances. Ils en ont, pour ainsi dire, assez vu. L’heure est à la détente ! Le magazine sera imprimé en couleurs, la régie veut happer la publicité de luxe. Ce sera de la mode, des voyages, des people, des jeux… dans le style du Figaro Magazine. De la frivolité, somme toute, mais faite de manière intelligente.
Et ça, intelligent, Samir Kassir sait faire. Quant à frivole… Il pourrait. Mais il ne veut pas. Le magazine sera à son image ou ne sera pas. L’historien de formation s’entoure alors d’un microcosme dynamique, interdisciplinaire et transgénérationnel. D’anciens camarades de classe, de jeunes expatriés las de Paris, des intellectuels dans l’ombre de la jet-set libanaise, tous prêts à révolutionner le journalisme libanais qu’ils considèrent « stagnant » et à briser les tabous, n’importe lesquels d’ailleurs, quitte à en froisser au passage. Pour 3 000 livres libanaises en supplément de L’Orient-Le Jour, le premier numéro sort en novembre 1995. En une : « Quand la politique faisait rêver. » À l’intérieur, un certain Jamal Asmar pose cette question : « Mais où diable peut-on faire l’amour dans ce pays quand on est jeune et pas marié ? » Et il y répond. Le ton est donné. Il durera jusqu’en février 1998 quand, au bouclage du 27e numéro, le groupe sonne la fin de la récréation.
Un journal arabe en français
Bien avant l’hallali, au 3e numéro, début 1996, l’équipe de L’Orient-Express occupe finalement tout le 3e étage. Samir Kassir y a son bureau, séparé de ses journalistes d’une cloison vitrée. S’en échappent les volutes de fumée se dégageant des « Gitanes » qu’il enchaînait, « surtout en période de bouclage », se rappelle Chantal Rayès, chargée des enquêtes et des reportages avec Carmen Abou Jaoudé. « Quand on finissait notre article, nous le lui apportions sur disquette et nous nous asseyions à ses côtés le temps qu’il nous édite », raconte Médéa Azouri, chargée de la rubrique « Mixed media ». Un moment de vérité pour soi et pour les autres : « C’était devenu le jeu de celui dont l’article en ressortirait le moins retravaillé », en rigole encore Alexandre Medawar, l’infographiste.
Puis, il y en avait un autre de jeu : celui du « mot fétiche du mois », écrit Sandra Iché dans son étude « L’Orient-Express : Chronique d’un magazine libanais des années 1990 », publié par les Cahiers de l’Ifpo en 2009. Qui placera le terme français le plus compliqué dans ses pages ce mois-ci ? Au risque d’en devenir « hermétique pour une large part du lectorat », reproche Issa Goraieb, alors rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour. « Samir souhaitait rompre avec l’image traditionnelle que renvoyait la francophonie libanaise à cette époque », explique Charif Majdalani, chargé de la critique littéraire. Celle de la bourgeoisie de Beyrouth-Est, celle des mondanités et du « franbanais », ce dialecte étrange mêlant français et libanais. Celle des « fanfreluches » et des « vieilles dentelles », critiquait Samir Kassir dans son édito « La liberté, autrement » du n° 12. Celle du « beau monde », en somme.
Car ce qu’il voulait, lui, c’était créer « un journal arabe en français », répètent en chœur les anciens de L’Orient-Express interrogés. Et pour ce faire, il fallait « élever le niveau de la langue, la sortir du ghetto où elle était confinée, celui de langue comme marqueur social et communautaire et comme langue de salon, mais également hausser le niveau des exigences politiques et culturelles que le français du Liban était capable de véhiculer », explique Charif Majdalani. Quitte à rompre le compromis initial passé avec la régie et le groupe « L’OLJ ». Très vite, L’Orient-Express exprime « toute la palette de la personnalité de Samir », souligne Carmen Abou Jaoudé. Pas politiquement correct pour un sou, donc. « De gauche, tout en étant attiré par une certaine droite bourgeoise. Avec un équilibre entre arabisme et francophonie, une francophonie nouvelle et progressiste », définit-elle. La plume et l’esprit d’un Samir Kassir public et politique, dédoublés d’un « Jamal Asmar » plus badin, le pseudonyme – asexué et non confessionnel, signifiant « sombre beauté » ou « beau brun » – qu’il utilisait sans secret.
Le tout réalisé avec une « grande finesse », soulignera Carmen Abou Jaoudé lors du lancement du site des archives numériques du magazine au Salon du livre francophone en 2017. Une finesse francophone qui aura certainement dupé l’intelligentsia libano-syrienne. « Écrire en français offrait une certaine marge de manœuvre », admet Anthony Karam, rédacteur en chef adjoint du magazine à partir de juin 1997. « Il n’y a eu ni censure ni autocensure », affirme Chantal Rayès. « Les sujets touchant aux équilibres religieux et aux intérêts financiers étaient plus sensibles que l’occupation syrienne », explique la journaliste. Solidere, la Banque du Liban, le « haririsme », le port de Beyrouth, son aéroport,… L’Orient-Express s’insurge, se veut transgressif et aborde des thématiques qui, près de trois décennies plus tard, n’ont pas vieilli. Une thaoura avant la (les) thaoura(s) ? « Oui ! » acquiescent tous les anciens rédacteurs contactés… à quelques nuances près.
Une parenthèse inattendue
« Samir ne critiquait pas la société libanaise per se. Il critiquait la société libanaise de l’époque, c’est-à-dire celle sous occupation syrienne », précise Omar Boustany, surnommé le « décrypteur sociétal » qui tenait notamment la chronique mordante « Lebanese dream ». Autrement dit : « À force d’intervenir dans ce qui se fait à Beyrouth, Damas porte le chapeau pour tout ce qui s’y commet et cela, d’autant plus aisément que ça ne lui cause pas de problème de conscience », écrivait ainsi l’éditorialiste dans le n° 26. Par-là, le magazine est « précurseur de la révolution du Cèdre de 2005, même si certaines de ses idées (plus socioéconomiques, NDLR) seront mieux traduites en 2019 », analyse Omar Boustany. Car « l’intifada de l’indépendance », ce soulèvement populaire après l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, dont il était « à l’avant-poste », rappelle Chantal Rayès, a été un mouvement « plus fédérateur » que celui du 17 octobre 2019 de par son objectif unique : mettre un terme à l’occupation syrienne au Liban, souligne Anthony Karam. Cela malgré le clivage sur la scène politique libanaise qui s’en est finalement issu.
« J’ai croisé Samir avec Gisèle Khoury, son épouse, début mai 2005, quelques jours après le retrait des troupes syriennes. Je venais d’accoucher et il s’est excusé de ne pas encore m’avoir fait de cadeau », se souvient Médéa Azouri, qui lui a alors répondu : « Mais Samir, tu nous as offert le plus beau des cadeaux. L’armée syrienne est partie. » Le 2 juin 2005, Samir Kassir est assassiné en bas de son appartement à Achrafieh, un explosif dissimulé sous le siège de sa voiture. « Le cadeau pour mon fils était dans son coffre. Ce jour-là, j’ai perdu toute mon insouciance », lâche celle que Samir Kassir surnommait « Benté », sa fille. Un hors-série de L’Orient-Express en hommage à Samir Kassir, entièrement financé par Michel Eddé, sortira en novembre 2005, en lieu et place d’une édition spéciale que le journaliste souhaitait publier à l’occasion des dix ans du premier numéro du magazine.
L’assassinat de Samir Kassir a certainement donné une autre dimension à son legs, dont fait partie L'Orient-Express. Dans ses « algarades », synonyme d’éditorial dans le magazine, le journaliste affichait son engagement culturel, politique et intellectuel, saupoudré d’un certain hédonisme à la « Jamal Asmar ». Sans tomber dans la provocation gratuite ni dans l’intellectualisme suffoquant, bien qu’élitiste, l’esprit frondeur de L’Orient-Express finira tout bonnement par faire fuir les annonceurs, grevant les fonds du groupe et du quotidien. « Nous étions une rédaction rebelle », revendique Omar Boustany. « La régie n’arrivait pas à nous vendre, nous reprochait-elle », ajoute-t-il. Trop critiques de ce « beau monde » sans doute. Trois mois avant sa fermeture, Michel Eddé acceptait de vendre le magazine indépendamment de L’Orient-Le Jour. Échec et mat.
Si l’aventure s’est arrêtée de manière brutale, « une blessure pour lui » nous confiait feue Gisèle Khoury lors d’un entretien en 2015, Samir Kassir a sans doute offert à la presse libanaise sa plus grande récréation politico-culturelle francophone et une parenthèse inattendue de liberté d’expression dans un Liban d’après-guerre sous occupation. « Une expérience unique de journalisme libre et avant-gardiste », se rappelle Carmen Abou Jaoudé. « Une liberté de ton », souligne Alexandre Medawar. « Un laboratoire d’idées », qualifie Omar Boustany. « Un moment fondamental de l’histoire culturelle du Liban », définit encore Charif Majdalani. Dans son algarade du n° 12, Samir Kassir qualifiait sa mission pour L’Orient-Express en ces termes : « Créer dans ce pays encore pantelant qu’est le Liban un espace d’expression et de discussion à la mesure de cette fin de siècle. Et d’ajouter : C’est au moment où les gens se redécouvrent citoyens que l’étau se resserre. C’est quand les médias font enfin leur boulot que le piège se referme. » Précurseur ? Visionnaire.