« Ça me brise le cœur, vraiment », soupire Beirut Midnight, une artiste érotique libanaise de 29 ans. Sous ce nom d’artiste, la jeune femme dessine depuis plusieurs années des dessins érotiques d’un trait minimaliste pour « raconter ce qui se passe à Beyrouth à minuit », résume d’une formule élusive cette pionnière du genre au Moyen-Orient. Une façon de concilier sa passion pour le dessin et son intérêt pour la « sexualité kink », un terme désignant les pratiques sexuelles non conventionnelles telles que le BDSM, le jeu de rôle ou le shibari, « liage » en japonais, une pratique érotique en vogue impliquant l’usage d’une corde.
Après une exposition fin 2022 à Beyrouth et une autre à Barcelone à l’été 2023, l’artiste reçoit de nombreux retours montrant un intérêt pour la sexualité kink au Liban, la poussant à organiser un événement de sensibilisation autour de ces pratiques encore méconnues ici. Après 8 mois de préparation, KED Beirut devait accueillir vendredi prochain une exposition de Beirut Midnight, suivie d’une soirée de performance de shibari, puis deux jours d’ateliers d’initiation pour des adultes de plus de 25 ans, en présence de René de Sans, un artiste visuel ayant cofondé l’école de sexualité kink Karada House à Berlin. « Le moment est venu », voulait-elle croire, après avoir repoussé l’événement en raison du déclenchement de la guerre à Gaza. La censure en a décidé autrement, interdisant la tenue des deux ateliers prévus samedi, un sur l’introduction au BDSM, l’autre sur le « jeu d’impact » (une pratique sadomasochiste), ce qui a provoqué l’annulation de toutes les activités.
Décision floue
Une annulation liée à une décision pour le moins opaque et prise à la dernière minute par les autorités. « Ce que l’on sait, c’est que jeudi 2 février, la Sûreté générale a appelé Gaby Markarian, gérant de KED, le convoquant pour venir signer un document le lendemain », précise Fadi Hachem, l’avocat de Beirut Midnight, qui précise qu’il n’était pas présent lors de son audition. Contacté par L’OLJ, Gaby Markarian n’a pas répondu. Selon Fadi Hachem, ce dernier a signé un accord s’engageant à ce que les deux ateliers prévus samedi n’aient pas lieu. « La décision était justifiée par deux motifs. Le premier était les bonnes mœurs et l’ordre public. Ce n’est pas la première fois que la Sûreté générale censure sous ce prétexte », précise l’avocat.
Le second motif invoqué sur le document est fallacieux, selon l’avocat : « Ils auraient mentionné que la personne conduisant les ateliers est transexuelle, ce qui constituerait une infraction contre la liberté publique et la liberté personnelle, car l’identité de genre de l’artiste ne les regarde pas. » La Sûreté générale et le ministère de l’Intérieur n’ont pas donné suite à notre demande de commentaire.
Comment les autorités en sont-elles arrivées à une telle décision ? « Il semble que quelqu’un ait photographié une affiche placardée à l’intérieur de KED et qu’ils ont ensuite trouvé une justification légale pour l’interdire », avance Raymonda Chamoun, productrice et gestionnaire d’événements à KED. « Nous sommes habitués à devoir négocier avec les autorités, mais cette fois, le document soumis à Gaby était déjà signé par le ministère de l’Intérieur », précise-t-elle. « C’est alarmant, car si la censure n’est pas en soi surprenante, dans des cas précédents, il y avait au moins la possibilité de discuter », rappelle Fadi Hachem.
Menaces croissantes
Quand elle apprend l’interdiction des ateliers prévus samedi, Beirut Midnight décide de tout annuler. « La sécurité passe avant tout. La mienne d’abord, car il semble que les forces de sécurité aient cherché à connaître mon identité. Or en maintenant l’exposition, il y avait des chances qu’ils m’identifient, et je tiens à séparer ma vie personnelle de mon travail d’artiste », dit-elle. La venue de René de Sans a également été annulée « pour ne pas le mettre en danger », poursuit-elle.
Une précaution de circonstance, tant les événements autour de la sexualité « queer » sont la cible de menaces croissantes, voire de violences directes au Liban. En août, le bar Om à Mar Mikhaël avait été attaqué par les « Soldats du Seigneur » alors qu’il accueillait un spectacle de deux drag-queens libanaises, Latiza Bombé et Emma Gration. Or d’après Fadi Hachem, l’interdiction de ces ateliers « ne fait que légitimer et encourager les groupes de pression comme les Soldats du Seigneur, en laissant penser que ce qu’ils font est raisonnable ».
Tout avait pourtant été conçu afin de ne « choquer la sensibilité de personne », précise Beirut Midnight, consciente du contexte libanais. « C’était réservé aux adultes de plus de 25 ans. Les participants n’avaient pas le droit de filmer pour que les ateliers restent privés », dit-elle. L’objectif de ces sessions était à l’inverse de responsabiliser les participants en leur transmettant les valeurs-clés de la sexualité kink : « Le consentement, les limites et la présence d’un espace sécurisé, afin d’éviter les dérives possibles », dit-elle. Quant à l’exposition, organisée avec la curatrice Lynn Modallal, elle portait sur le rapport entre souffrance et plaisir. « Je ne fais pas du porno mais de l’art sensuel, chaque dessin portant un message sur les clichés de genre et les tabous sexuels, en ayant recours à l’humour et aux jeux de mots en arabe pour marquer les esprits », précise Beirut Midnight.
Malgré la censure, le nombre de personnes s’étant inscrites à l’événement montre que le phénomène attire : « Nous avions 300 personnes enregistrées pour l’exposition et 31 pour les ateliers. Des personnes avaient même prévu de venir des pays du Golfe », affirme l’artiste avec amertume.
Amère, Raymonda Chamoun l’est aussi pour une autre raison : « La vitesse avec laquelle ils ont annulé cet événement me fascine. Car fin décembre, quand les inondations ont détruit nos locaux et emporté nos voitures, nous n’avons pas reçu le moindre signe des autorités. »