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SKeyes Center for Media and Cultural Freedom - Samir Kassir Foundation

Sans État de droit, le journalisme est en danger

Jeudi 09 mars 2023
Intervention de Waël Akiki, chef des programmes Développement Média à la Fondation Samir Kassir, lors du débat organisé le 7 mars 2023 par l'Association des journalistes francophones (AFEJ) et l'Agence universitaire des la francophonie (AUF), intitulé "Formation et protection des gardiens de l'information".

C’est un grand plaisir de représenter la Fondation Samir Kassir au panel d’aujourd’hui, auprès de collègues et d’institutions impliqués dans le monde de l’information, et particulièrement autour du sujet de la protection et la sécurité du corps médiatique.


Depuis l’établissement de la Fondation, moins d’un an après l’assassinat de Samir Kassir, la dénonciation des violations de la liberté de la presse et de la culture ainsi que la défense des droits des journalistes et des intellectuels et de leur liberté d’expression, formaient notre pilier principal, à travers le Centre SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture.


Vu le chaos auquel nous tentons de survivre ces dernières années, le rôle et la responsabilité de la presse et des médias sont plus primordiaux que jamais, en tant que quatrième pouvoir dans notre système de gouvernance, et notamment après la chute effrayante des trois premiers pouvoirs supposés représenter l’Etat; l'exécutif et le législatif incompétents depuis des années déjà, et plus récemment le judiciaire.


La presse joue le rôle de contre-pouvoir face à l'État qui, comme l’avait relevé le président Américain John Kennedy en 1961, est supposé s’attendre à un audit et une observation par ce contre-pouvoir, soulignant toutes erreurs ou irrégularités commises par le gouvernment. D'où la responsabilité des journalistes et médias à imposer l'imputabilité politique aux membres des institutions de l'État, élus ou nommés.


Face à un État plus que défaillant, les forces de l’ordre déjà débordées par la corruption et le clientélisme s'effondrent encore plus avec l’effondrement macro- et micro-économique. D’après une étude récemment publiée par SKeyes sur l'inefficacité de l’aide internationale aux secteurs de la sécurité et de justice, nous avons pu démontrer que 4 bailleurs internationaux principaux ont fourni plus de 324 millions de dollars pour des projets visant à favoriser les droits humains et les libertés civiles au sein des institutions judiciaires et sécuritaires. En contrepartie, le centre SKeyes a identifié non moins de 792 infractions au cours de la période de l'étude (du 1er janvier 2017 au 30 septembre 2022), dont 46% des cas relevaient de l’usage excessif de la force, 45% d’actions en justice pénale, et 9% de censure.


Malgré tout, le Liban reste encore le refuge principal d’un nombre de journalistes menacés dans leurs pays d’origine. A travers le projet de Safe Hosting dirigé par la Fondation, des journalistes d’Égypte, d'Irak, du Soudan, et du Yémen, entre autres, ont été ou sont encore hébergés au Liban, temporairement, et offerts une assistance médicale et psychologique, ainsi que des opportunités de travail, jusqu’à ce que leurs dossiers d’exil vers leur destination finale soient achevés.


Alors, afin d'exécuter leur rôle politique et social, journalistes et membres des média ont besoin de se sentir protégés et en sécurité. En moins d’un an, y compris la semaine passée, la fondation a déjà complété sa 4éme campagne de formation HEFAT (Hostile Environment and First Aid Training), un cours de formation de 5 jours sur le travail dans des environnements hostiles, ouvert aux journalistes freelance ainsi qu’aux employés des institutions médiatiques. En plus de la protection et de la sécurité physique, ce cours comprend des ateliers de sécurité numérique et d’assistance juridique.


La santé mentale est évidemment une autre condition primordiale afin que journalistes puissent continuer à exercer leur mission dans un contexte aussi difficile que le nôtre. Je suis fier de dire que je fais partie d’une fondation qui accorde une grande importance au bien-être de son propre staff, et fournit un soutien mental et psychosocial en cas de besoin. Notre santé mentale ne peut être négligée si nous souhaitons rester productifs et constructifs face à nos difficultés quotidiennes, et nos contraintes financières ne doivent pas constituer un obstacle pour ne pas y accéder; il existe encore des organisations qui fournissent une forme de soutien mental gratuitement.


Nous arrivons à la sécurité économique et au sujet de la viabilité des médias et de la survie des journalistes freelance (pigistes). Durant ces dernières années, la Fondation Samir Kassir s'est investie dans le domaine du développement des médias en collaboration avec plusieurs organisations internationales et des porteurs de projet locaux et régionaux. 


D’après une étude publiée par SKeyes l’été passé, 84% des journalistes et photographes participant à l'enquête ont déclaré que leurs salaires n’assuraient pas leurs besoins de base, et qu'ils devaient travailler dans plus d'un média ou d'une institution pour subvenir à leurs besoins et ceux de leurs familles. 34% des journalistes et photographes n'avaient pas d'assurance médicale. Evidemment, les journalistes et médias indépendants, non-partisans, recourent dans leur majorité aux bailleurs de fonds. Même si ces bailleurs garantissent la non-intervention dans la politique éditoriale, les médias et journalistes bénéficiaires restent dépendant de cette source de revenus, et sont en danger de fermeture si ces sources se tarissent. C’est pourquoi la fondation se concentre dernièrement sur le soutien aux médias indépendants afin de diversifier leurs sources de revenus, venant en partie de la publicité, du contenu payant, en plus de son rôle de bailleur de fonds.


Mais le soutien financier seul n'est pas suffisant si les capacités managériales et éditoriales nécessaires manquent. Et comme l’avait marqué le panel précédent, un maillon manque dans le secteur de l’information et du journalisme entre l’académique et le professionnel. Ce maillon est celui de la gestion et la finance des plateformes - en particulier avec l’essor des plateformes de médias numériques ces dernières années. 


L'imputabilité politique s’impose aussi à travers le soutien et l’investissement continu dans le journalisme d'enquête et d'investigation. Même en l'absence d’un pouvoir judiciaire efficace, capable d’agir en fonction du résultat de ces enquêtes, ces dernières doivent continuer car elles représentent une sorte de registre de tous les crimes commis face à l’état d’impunité, et feront partie - un jour - de notre mémoire collective.


Mais évidemment et comme nous tous ici, le secteur du journalisme est vulnérable et en danger, en l’absence complète de l’État et de la protection du droit public. Dans cette phase critique que nous traversons, et qui nous semble interminable, les journalistes et les médias n’ont que l’opinion publique et l’attention de la communauté internationale pour les soutenir. Et afin de regagner et préserver la confiance de l'opinion publique qui se méfie de plus en plus de tout ce qu'elle lit ou entend, nos journalistes sont appelés à faire bien plus d’efforts, en renforçant leurs enquêtes par des faits et des sources vérifiables confirmant l'authenticité de leurs récits, tout en évitant l’excès d’analyse personnelle et le discours populiste.


Je ne suis pas journaliste de profession, mais j’ai intérêt à protéger et renforcer le droit des journalistes et du secteur de la presse et des médias, car j’ai besoin d’avoir recours à une information solide de qualité. Mais encore plus, j'attends de la presse et des médias qu’ils dépassent le stade d’analyse du fait actuel, vers un journalisme constructif, d’impact, ou de solution - peu importe le nom qu’on lui donne - qui va au-delà de décrire la situation négative actuelle, et qui redonne espoir aux citoyens, responsabilise nos dirigeants, en portant projets et propositions.


Si on espère un jour revenir à la rue, à nos bases, pour retrouver la clarté comme le disait Samir Kassir, il vaut mieux être guidé par des plans et stratégies plutôt que par la seule colère et le rejet de la situation actuelle. Et qui de mieux placé pour jouer ce rôle que les gardiens de l’information.

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