Les autorités
libanaises cartonnent dans un domaine : la censure. En octobre, plusieurs manifestations
devraient la dénoncer. À Beyrouth, les artistes décrivent un système pervers,
chargé d'entretenir l'amnésie sur les années de guerre et de plaire aux
religieux, comme le montre notre enquête sur place.
En marge de la conférence Share Beirut, qui débutera le 5 octobre dans la capitale libanaise, plusieurs ONG
lanceront un festival pour la liberté d’expression destiné à dénoncer la censure en
vigueur au Liban. Et elles déposeront à cette occasion un projet de loi au
Parlement, largement inspiré par le travail de l’avocat Nizar Saghieh, coauteur
d’un rapport de 152 pagessur le fonctionnement de la censure au Liban.
Devant son plat
de sushis et derrière ses lunettes noires, le musicien Zeid Hamdan, clé de
voûte de la scène underground libanaise avec son groupe Zeid & the Wings,
désigne “un cancer qui gangrène la société libanaise” quand on
parle de censure. Avant d’ajouter plus provoc : “En m’enfermant à
cause de la chanson General Suleiman, ils m’ont fait un super coup de pub !
Tous les artistes jouent à flirter avec la censure à présent”.
Après quelques heures passées en garde à vue en juillet 2011, pour une chanson qui s’achève sur un “General Suleiman go home!” très peu du goût de l’entourage du président libanais, Zeid estime qu’il y a eu plus de bruit que de mal : “En Syrie, j’aurais fini égorgé, en Iran, emprisonné. C’est parce qu’il y a de la liberté au Liban qu’on peut jouer avec la censure”. Voire.
Son optimisme
contagieux n’a pas atteint la cinéaste Danielle Arbid qui, après la censure de
son dernier film Beyrouth Hôtel -dont Zeid Hamdan a composé la bande originale- a
jeté l’éponge :“Rien ne marche dans ce pays, sauf le bureau de censure”,
a-t-elle lâché en même temps que sa décision de ne plus travailler au Liban,
non sans avoir lancé un procès contre la Sûreté générale.
Censurer la liste
Le bureau de
censure, au sein de la toute-puissante Sûreté générale libanaise, délivre les indispensables autorisations de
diffusion. Il fait planer
une menace d’interdiction sur toute nouvelle production des artistes et médias
libanais, mais n’a jamais cru nécessaire de justifier ses décisions.
“Depuis sa
mise en œuvre dans les années 1950, le travail du bureau de la censure est lié
à un cadre légal est assez flou. La loi sur la censure dispose qu’est interdit
tout ce qui porte atteinte à la sécurité nationale, ce qui incite à la discorde
confessionnelle, qui met en danger la relation entre le Liban et des pays amis
et frères… Ce sont des formulations très floues et élastiques dont,
l’interprétation change au gré de l’humeur politique du moment”, rappelle Ayman Mhanna, directeur del’organisation Samir Kassir Eyes (SKeyes), sorte de Reporter Sans Frontières pour le Liban, la
Jordanie, la Syrie et la Palestine.
Le bureau n’a pas
non plus daigné rendre publique la liste des œuvres censurées. “Ils
nous ont toujours dit une chose et fait l’autre, alors peu à peu, on a compris
qu’ils s’en étaient toujours tirés comme ça, de manière opaque”, explique
Léa Baroudi, membre de l’ONG March qui milite pour la suppression de la censure
au Liban. Sur la page facebook de l’organisation, le résumé d’une conversation avec le
général responsable de la censure, tenue en mars 2012, vaut toutes les
descriptions :
« -Nous
n’avons pas honte de censurer. Tout ce qui est censuré l’est pour une raison
valide, c’est dans l’intérêt de tout le monde.
-Ok, donc on
pourrait avoir une lise du matériel censuré par votre bureau ?
-Bien sûr,
envoyez une lettre officielle, nous sommes là pour aider
-Désolé mais
en réalité, on ne peut pas vous envoyer cette liste.
-Donc vous
censurez la liste du matériel censuré… Juste quand on pensait que ça ne pouvait
pas être pire ! »
La liste en
question est disponible depuis le 3 septembre sur le site du Musée virtuel de la censure . “Mais ce n’est pas le bureau qui nous l’a donné. Nous avons
fouillé les archives du quotidien An-Nahar, bénéficié de la participation
citoyenne depuis le site internet, de l’aide de libraires…”explique Léa
Baroudi, ajoutant que “les gens sont très surpris et indignés de
voir que de telles œuvres aient pu être censurées. Personne n’avait idée de
l’ampleur du phénomène !”
Tout commence
avec Le Dictateur de Charlie Chaplin dans les années 1940, et
se poursuit sans ordre apparent, en forme d’inventaire à la Prévert, des Monty
Python à Rabbi Jacob en passant par Woody Allen, les
Pink Floyd, The Da Vinci Code, un article de Libération jugé
critique envers Hafez el-Assad, tous les films de Danielle Arbid ou encore une
caricature de Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, réalisée par Pierre
Sadek. Après examen, Léa Baroudi décèle un ordre logique : « On
retrouve quatre thèmes sujets à censure. La politique, notamment l’image des
États amis, de la Syrie à l’Iran en passant par l’Arabie Saoudite. La religion,
dont les institutions interfèrent sans aucune assise légale, Israël, et le sexe ».
Les conséquences
d’une telle censure sont clairs pour la jeune activiste : Beaucoup
d’artistes s’en vont ou s’autocensurent pour éviter de passer par le bureau de
censure. Le risque, c’est que la culture devienne de plus en plus
conventionnelle…
Amnésie
Sous un portrait
de Samir Kassir revisité en icône pop, faisant du
journaliste assassiné le 2 juin 2005 un Che Guevara libanais, Ayman Mhanna met en évidence la perversion
du système :“Avant même que ces films n’arrivent à la Sûreté générale, il y
a une sorte de réflexe pavlovien des mecs de la censure qui en font un
pré-visionnage : dès qu’ils sentent qu’une œuvre est lié de près ou de
loin à la religion, ils l’envoient à l’autorité religieuse compétente, soit au
centre catholique d’information, soit au Dar el-Fatwa sunnite, soit au grand
conseil supérieur musulman chiite. Puis, ils acceptent sans rechigner les
restrictions que ces derniers leurs réclament.”
Au Liban,
religion et politique sont inextricablement liées au sein d’une architecture
institutionnelle censée promouvoir l’équilibre entre 18 communautés
confessionnelles coexistant dans un espace de 10 452 km² de superficie. Avec un
Président de la République forcément chrétien, un Premier ministre toujours
sunnite et un président du Parlement chiite. Une savante répartition qui a volé
en éclats pendant les quinze années de guerre civile, 1975-1990, laissant 150
000 morts derrière elle autant d’horreurs provoqués par l’une ou l’autre des
communautés. Ayman Mhanna soupçonne le bureau de censure de prendre la place du
travail de mémoire : « La plupart des films qui ont été interdits
depuis la fin de la guerre sont liés à la question de la mémoire de la guerre.
Au lieu de faire un travail de mémoire pour une réconciliation pérenne, on a
préféré l’amnésie et l’amnistie. On ne peut pas parler de la mémoire, ni écrire
dessus et encore moins en faire des films, car on craint toujours que cela ne
réveille de vieux démons. En réalité, cette censure enracine toutes les
rancœurs à l’intérieur des gens ; ils ne peuvent pas faire leur deuil ».
Robert Fisk,
journaliste britannique qui a couvert et vécu la guerre civile libanaise, écrivait le 9 avril 2005 dans The Independent que “l’adage
quoique tu fasses, ne mentionne pas la guerre” a acquis une place
spéciale dans un pays dont les habitants s’entêtent à refuser de tirer des
leçons de leur massacre fratricide.
Pendant au moins
dix ans, mon propre livre sur la guerre civile a été interdit par les censeurs
libanais”. Mais le
reporter insiste aussi, quatre jours avant la commémoration des 40 ans du 13
avril 1975, date du début de la guerre civile, sur les raisons de l’amnésie
libanaise : “Les Libanais s’apprêtent à se rappeler du plus terrible
conflit de leurs vies, celui qui a tué 150 000 personnes et dont la
commémoration la semaine prochaine était à l’origine entre les mains de
l’ex-premier ministre Rafic Hariri, qui a été lui-même assassiné le 14
février”.
Malgré les
accords de Taëf signant la fin de la guerre le 22 octobre 1989, les Libanais
continuent de vivre un quotidien rythmé d’invasions territoriales israéliennes et syriennes et d’assassinats ciblés, de Samir Kassir à
Rafic Hariri, laissant peu de place à un retour serein sur leur passé.
Trembler
“Interdit une
fois, interdit toujours, la morale ne change pas avec le temps”, siffle une employée du bureau de censure,
justifiant l’interdiction d’une chanson jugée sexuellement explicite, parce que“«
trembler » ça a une connotation sexuelle, non ?”.
Fictive, cette
réflexion est tirée du sixième épisode de la
web-série Mamnou3 (Interdit en arabe), dirigée par Nahim Lahoud, lequel, “après
avoir écouté mon discours sur l’opacité du bureau de la censure”, raconte
Ayman, “est venu me proposer de faire quelque chose d’autre qu’une
énième campagne de presse.
Comme il est
britannique, inspiré par la série The Office, il a proposé de faire quelque
chose sur internet, donc pas censuré, et comique. On a décidé de ne pas faire
dans l’investigation : si le bureau de censure n’est pas transparent,
libre à nous d’imaginer comment il fonctionne. En insistant sur le côté absurde
et anachronique de la plupart de ces décisions”. Le résultat est diffusé sur YouTube au
rythme d’un épisode par semaine depuis juin, chacun attirant près de 40 000
visiteurs.
Malgré la chape
de plomb qui pèse encore sur la mémoire de la guerre et les autres tabous
libanais, la nouvelle génération brandit de nouvelles armes : l’humour
lol, l’accès gratuit, la diffusion en réseau et la liberté de ton octroyés par
l’Internet. Entre Mamnou3 et le Musée de la censure,
l’Internet libanais devient le réceptacle d’initiatives visant à rompre avec
l’idée bien ancrée qu’il y a des choses plus urgentes à régler que l’accès à la
culture.
“Tu entends
souvent que, alors que beaucoup de gens meurent, s’occuper de la censure est
secondaire. Pourtant, la liberté d’expression ne devrait pas passer avant ou
après les autres problèmes politiques, mais en old_parallèle. C’est un droit
fondamental !” , rappelle Léa Baroudi, dont l’ONG March participe à la rédaction d’un
projet de loi qui vise à supprimer la censure a priori des
œuvres audiovisuelles. Et de préciser : « Avec la fondation Maharat,
l’avocat et activiste Nizar Saghieh et d’autres organisations, nous proposons
dans ce projet de loi, qui sera porté devant le Parlement en octobre, de
transformer le bureau de censure en un comité d’experts dont le rôle se
limitera à définir des catégories d’âge pour avertir sur le contenu d’un film
avant sa diffusion. Après, si un film pose problème, l’affaire doit passer en
justice, selon des critères précis, comme dans tout pays qui se veut
démocratique ».
Share Beirut
Mais le bras de
fer n’est pas terminé. Le 26 mai, à l’appel du Conseil spirituel druze, toutes
les autorités religieuses du pays se sont réunies “pour créer un comité
de vigilance de la vertu ou un truc avec un nom aussi libéral, où ils se sont
mis d’accord pour se soutenir sur les demandes de censure des uns ou des
autres”, raconte Ayman Mhanna. Depuis l’entrée en fonction du gouvernement
de Najib Mikati en juin 2011, pas moins de quinze films ont été totalement ou
partiellement censurés. Une recrudescence qui va au-delà du changement de
majorité politique, selon le directeur de SKeyes : « Chaque fois
que la situation politique au Liban est relativement stable, les décisions sur
la censure sont rares. Dès qu’il y a des problèmes de sécurité régionale et des
divisions profondes comme c’est le cas depuis juin dernier, la censure se fait
plus forte ».
L’enlisement de la guerre civile syrienne et les plaies qu’il réveille au Liban renforce les tabous d’une nation fragile. Alors certains fuient le pays pour ne pas étouffer, d’autres se tournent vers Internet et s’inspireront de la conférence Share Beirut organisée début octobre autour d’Internet et de la culture des hackers. Le bureau de la censure, lui, continue de scruter le moindre risque de subversion : “Trois minutes peuvent enflammer tout le pays”, s’inquiète le général de la série Mamnou3… devant un vidéo-clip de musique pop !