La vidéo filmée à Tyr au Liban-Sud et qui circule sur les réseaux sociaux est édifiante : on y voit Nabil Mamlouk être frappé à plusieurs reprises au visage par deux hommes en civil, avant que le père du journaliste âgé de 27 ans ne tente de s’interposer. Mais le chroniqueur, qui collabore notamment avec les quotidiens libanais an-Nahar et Nida' el-Watan, qui diffuse aussi des informations quotidiennes sur son groupe WhatsApp « Tyre News », assure à L’Orient-Le Jour que l’agression s’est poursuivie loin des caméras : « Après m’avoir frappé, ils ont pointé une arme sur ma poitrine et, sans l’intervention d’un voisin et de mon père, je serais probablement mort. Puis ils m’ont tabassé au sol, provoquant de nombreuses contusions et une blessure importante à l’œil », dit-il jeudi, photo à l’appui montrant son visage blessé, l’œil gauche gonflé et violacé.
Chute d’un drone israélien à Tyr
Pourquoi un tel déferlement de violence ? Dans la vidéo, on voit des hommes écouter un message avant de frapper le journaliste en criant « tu as dit “Kharab” », du nom d’un quartier de la ville, avant que l’un d’eux ne lance : « Et s’ils nous ciblent maintenant, on fait quoi ? » Le message en question, diffusé par Nabil Mamlouk dix minutes plus tôt sur son groupe « Tyre News », évoque la chute d’un drone israélien dans « la ville de Tyr, rebelle et résistante », dans le quartier de Kharab. Il demande ensuite aux habitants de ne rien filmer sur place, car « les vies des jeunes qui combattent sur le front comptent pour nous, ainsi que celles des civils ».
Depuis l’intensification de l’offensive israélienne contre le Liban le 23 septembre, la majorité des habitants de Tyr ont fui et plusieurs pans de la ville ont été détruits par des raids aériens. Nabil Mamlouk, qui assure être « le seul journaliste présent 24 heures sur 24 à Tyr », a donc envoyé ce message comme une mise en garde aux habitants encore présents. « L’information que j’ai diffusée circulait déjà sur de nombreuses plateformes locales », précise-t-il. En réalité, « ils m’ont agressé parce que mon opinion est clairement opposée à la leur », dit-il en référence au Hezbollah, sans toutefois affirmer que ses agresseurs sont membres du parti, comme le rapportent plusieurs médias locaux.
Responsable de la communication de la fondation Samir Kassir (SKEyes), Jad Shahrour affirme que « ce n’est pas la première fois que Nabil Mamlouk est menacé. Nous avions déjà enregistré deux incidents préalables, mais c’étaient jusqu’à présent des menaces verbales ». Sur X, la fondation Samir Kassir précise que ces menaces avaient lieu « depuis plus d’une semaine en raison des écrits qu’il publie sur sa page Facebook ».
Rana Sahili, responsable médias du Hezbollah, estime pour sa part que « la vidéo est claire : ils (les agresseurs, NDLR) ont considéré qu’il avait mis leur vie en danger », précisant « ne prendre la défense de personne » dans cette affaire qu’elle qualifie de « détail, considérant que nous sommes en guerre ».
« Je suis un patriote »
Depuis le début du conflit entre Israël et le Hezbollah, au moins 14 journalistes ont été tués dans des frappes israéliennes, sans compter les blessés et les bombardements israéliens qui ont ciblé des bâtiments, des véhicules et des équipements appartenant à des médias. La dernière victime du genre est Soukaïna Mansour Kaoutharani, journaliste à la radio al-Nour, affiliée au Hezbollah, tuée le 12 novembre dans une frappe ayant visé un immeuble résidentiel de trois étages à Joun, dans le Chouf, avec ses deux enfants Reda et Sarah, ainsi que d’autres membres de sa famille.
Mais les journalistes sont aussi exposés aux risques d’agression sur le terrain. Début octobre, deux journalistes belges ont été blessés par des habitants tandis qu’ils couvraient une frappe israélienne à Bachoura. « Les journalistes subissent beaucoup de pression quand il s’agit de filmer ou diffuser des informations sensibles, notamment juste après des frappes », contextualise Elsy Moufarrej, journaliste et coordinatrice du Syndicat alternatif de la presse au Liban.
Le Hezbollah ne cache pas sa méfiance à l’égard des journalistes, et ce avant même le début du conflit. Pour certaines zones, notamment la banlieue sud de la capitale ou encore le Liban-Sud, le parti impose aux journalistes de se coordonner avec lui et d’obtenir des autorisations préalables à leur mission. Cette méfiance, qui se manifeste aussi au sein de la base populaire du parti, s’est exacerbée depuis le début de la guerre.
Le problème, selon Elsy Moufarrej, c’est que les potentiels différends contre les journalistes s’expriment souvent par la violence, et que celle-ci demeure impunie : « On peut trop facilement menacer et agresser des journalistes sans avoir à rendre de comptes, et ce climat d’impunité risque de décourager les journalistes voulant faire leur travail de manière indépendante. » Jad Shahrour abonde, dénonçant que « même en pleine guerre, des partis politiques, en particulier le Hezbollah, menacent des journalistes car ils refusent de laisser place à d’autres récits que le leur ».
Outre l’agression, Elsy Moufarrej dénonce aussi l’engrenage qui a suivi sur les réseaux sociaux, où Nabil Mamlouk a été vilipendé comme espion à la solde de l’ennemi. Une accusation fréquemment portée contre des journalistes par des partisans du Hezbollah. Or Nabil Mamlouk insiste : « Je veux rester dans ma ville pour leur montrer que je suis un patriote, et non ce qu’ils disent de moi. J’habite dans la maison de mes ancêtres, qui remonte à l’époque ottomane. Je suis plus que quiconque un fils de cette ville. »