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SKeyes Center for Media and Cultural Freedom - Samir Kassir Foundation

Rire et politique, le coût de l'affront

Mardi 16 juillet 2024
Photo credit: Matthieu Karam

À l'époque médiévale, une anecdote circulait parmi certains musulmans. Elle mettait en scène un Bédouin qui ne supportait plus le qiyam, c’est-à-dire la prière nocturne. « Des gens avaient parlé du qiyam. Il y avait chez eux un Bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qiyam, la nuit ? lui demandèrent-ils ? – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! » » Cet esprit populaire, en vogue alors, ne serait pas du goût de Dar el-Fatwa aujourd'hui. Car la plus haute autorité religieuse sunnite au Liban semble avoir oublié qu’islam et humour ne sont pas forcément incompatibles. En témoigne la toute dernière polémique lancée par l’institution : elle a demandé en mai dernier l’ouverture d’une information judiciaire contre la comédienne Shaden Fakih l’accusant de « blasphème à l’encontre de Dieu et du prophète Mohammad, d’atteinte à la religion et ses symboles, d’incitation aux conflits religieux et sectaires et d’atteinte à l’unité nationale ». Et comme si ce n’était pas assez, le Conseil supérieur chiite y est allé de la même rengaine le lendemain et a porté plainte contre l’humoriste. La cause de ce courroux ? Un extrait filmé à l'insu de l'artiste au cours d’un spectacle tenu à Beyrouth où elle raille, notamment, les cris de l’imam pendant le sermon, lors de la prière du vendredi.

La controverse peut paraître risible. Elle est en réalité inquiétante. Certes, ce n’est pas la première fois que la principale intéressée est confrontée à la justice libanaise pour une plaisanterie. Mais, dans le cas présent, les réactions ont pris des proportions dangereuses. Des dizaines de comptes sur X ont partagé le passage incriminé pour insulter la comédienne, dénoncer ses positions politiques et l’attaquer sur son orientation sexuelle. Et une manifestation a même été organisée à Tripoli en guise de contestation. Surtout, la jeune femme est victime de menaces de mort et doit alors quitter le pays en urgence. « On vit dans un pays où les chabbiha ont une autorité sur toi. Il n’y a pas d’État pour te protéger et s’il fait un truc, c’est de toute manière pour te nuire », s’insurge celle qui s’est imposée comme l’une des figures de proue du stand-up au Liban, un domaine presque entièrement dominé par les hommes. Féministe, première humoriste ouvertement queer du Moyen-Orient – dans un contexte de violence grandissante contre la communauté LGBTQ+ – issue d’une famille chiite marquée à gauche, elle aborde sur un ton irrévérencieux des sujets particulièrement sensibles.

Recul

Longtemps, le Liban a été perçu comme un refuge pour la liberté d’expression dans une région arabophone qui en manque cruellement. S’il est vrai qu’en comparaison à la plupart des pays arabes, il conserve quelques ressources en la matière, il n’en demeure pas moins que depuis de nombreuses années, cette liberté est mise à rude épreuve par les institutions politiques et religieuses ainsi que par la violence des milices. « Entre 2011 et l’intifada de 2019, la rue libanaise a connu une ébullition révolutionnaire, à travers plusieurs mouvements de protestation. Mais, en parallèle, le régime lui-même a développé ses moyens de répression », analyse Jad Shahrour, porte-parole de la Fondation Samir Kassir. « L’équation aujourd’hui est claire. Tout ce qui dérange les autorités peut être poursuivi. » D’après Amnesty International, des milliers de personnes ont fait l'objet d'une enquête ou de poursuites depuis 2015 pour des accusations telles que la diffamation, l’insulte ou la calomnie, toutes criminalisées par la loi libanaise, y compris par le code pénal et la loi sur les publications. Rien que l’an dernier, plusieurs cas ont secoué la société, dont celui de l’humoriste Nour Hajjar, interrogé pendant 11 heures par la Police militaire après un sketch évoquant l'armée. Dar el-Fatwa avait également déposé une demande d’ouverture judiciaire contre lui à cause d'une plaisanterie vieille de cinq ans. Le jeune homme y tournait en dérision l’attitude de ses parents lors d’occasions religieuses.


Cette offensive contre l’humour interroge : des journalistes mènent des enquêtes dont les conclusions peuvent porter préjudice aux représentants du pouvoir. Des opposants politiques proposent des alternatives au régime actuel. Mais qu’en est-il de ceux qui bâtissent leur carrière sur le rire qu’ils cherchent à provoquer chez les autres ? Sur cet instant de répit et de détente qu’ils accordent à leur public dans un pays à terre déserté par ses forces vives ? Comment des autorités en position de force peuvent-elles s’effaroucher d’une boutade ? « Je n’aime pas mesurer l’humour selon le degré de changement qu’il peut créer. Le but principal est de faire rire », souligne Dany Abou Jaoudé, l’un des fondateurs d'awk.word, une plateforme fondée en 2018 et rassemblant une communauté de comédiens, dont Shaden Fakih et Nour Hajjar. « Mais le stand-up, en général, peut effectivement briser des tabous et repousser certaines barrières », poursuit-il. Selon lui, la multiplication des menaces contre les humoristes s’explique par l’audience croissante dont ils bénéficient. « Plus on prend de l’importance, plus la menace se développe. Aujourd’hui, on a près de 200 000 followers sur Instagram. Cela ne fait pas plaisir au pouvoir et à ses défenseurs, dit-il. Ils pensent que nous avons un agenda. Mais ce n’est pas le cas. Nous n’intervenons pas dans les textes. Simplement, nous vivons dans une société du refoulé. Alors lorsqu’une personne monte sur scène pour la première fois, elle veut s’attaquer aux sujets prohibés. »

Ce n’est pas n’importe quel humour qui suscite les cris d’orfraie des gardiens des bonnes mœurs, mais celui qui dérange l’ordre établi. La télévision libanaise regorge de talk-shows où les blagues sexistes, racistes et homophobes sont légion. Mais ces programmes tentent de susciter un rire d’adhésion au système. Celui d’un pays où la mère ne peut pas transmettre la nationalité à ses enfants et où tous les statuts personnels discriminent les femmes. Où des groupuscules extrémistes chrétiens organisent des descentes contre des lieux de rencontre gays et où l’homme le plus fort du pays, Hassan Nasrallah, déclare que selon la loi islamique les homosexuels « devraient être tués ». « Après la révolution égyptienne en 2011 notamment, le régime libanais a remarqué la multiplication des programmes, des contenus YouTube et des pages Facebook satiriques, note Jad Shahrour. Depuis, à ses yeux, l’humour est devenu une menace. »


Le cas de Shaden Fakih est d’autant plus symbolique que la blague en question n’a pas été lancée sur la place publique, devant n’importe qui, mais dans un cadre bien particulier. Et sa publication sur les réseaux hors contexte n’est ni de son fait, ni du fait de la plateforme Awk.word. « Une blague n’est jamais destinée à trois millions de Libanais. Les blagues postées en ligne sont publiques. Mais la plupart ne sont pas publiées car elles ne sont pas faites pour tout le monde », soupire Dany Abou Jaoudé. « C’est pour cela que filmer est interdit à l’intérieur de la salle. »


Si le stand-up s’est imposé depuis plus de cinq ans comme la forme la plus en vogue de l’expression humoristique critique, l’histoire récente du Liban témoigne de plusieurs projets satiriques visant à déconstruire les tabous de la société et dénoncer la corruption des élites. Ce fut notamment le cas des programmes B.B.CHI (diffusé entre octobre 2016 et mai 2017 sur LBC) et CHI.N.N. (diffusé entre 2008 et 2016 sur al-Jadeed), qui se sont efforcés de soumettre au public un autre son de cloche – résolument laïque – alors que les chaînes privées se font régulièrement le relais des identités politiques et communautaires locales. Présenté par Fouad Yammine et Salam el-Zaatari, le show CHI.N.N. introduit des correspondants basés dans toutes les régions du pays, y compris les plus marginalisées, et appartenant à toutes les confessions. « Beaucoup de gens de la nouvelle génération ont suivi ce show et ont été confrontés à des sujets présentés sous un angle différent. On essayait de dire qu’il existait d’autres choix que ceux qui nous étaient proposés, comme la séparation entre la religion et l'État », explique Fouad Yammine. Si certains ont pu parfois reprocher au programme de reproduire à travers ses personnages les stéréotypes qui leur sont associés dans la psyché collective, reste qu’il a constitué une bouffée d’air frais dans un cadre médiatique largement acquis aux intérêts partisans. « Bien sûr qu’il y avait des menaces, que ce soit sur les réseaux sociaux ou à travers certains coups de fil où on nous expliquait qu’on allait trop loin et qu’il fallait s’arrêter », rapporte Fouad Yammine. « Mais notre théorie était que le chien qui aboie ne mord pas. On a décidé de ne pas répondre et sur le terrain, rien ne nous est arrivé. Dans le fond, quelqu’un comme Nabih Berry sait qu’on ne le menace pas », poursuit-il, concédant toutefois que la situation a, depuis, empiré. « Avant on avait à faire aux moukhabarat. Mais aujourd’hui, ce sont les gens qui se surveillent entre eux. Avec l’absence de l’État, tout le monde se sent responsable des valeurs morales du pays. Mais qui es-tu pour venir décider ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas ? »


Au Liban, rire et politique entretiennent une liaison pour le moins complexe et bien antérieure à la période récente. Que l’on pense par exemple au magazine ad-Dabbour, plus vieux magazine satirique libanais, célèbre pour son humour graveleux. Si la version papier a dû être abandonnée en 2019, il continue de railler en ligne la classe politique. Créé en 1922 par Youssef Moukarzel, le journal assume alors sa francophilie tout en militant pour l’indépendance et dénonce « le clientélisme, les monopoles, mais aussi les religions », ainsi que le soulignait le Middle East Eye en 2021. « Youssef a été plusieurs fois agressé et emprisonné. Le journal a même été suspendu à plusieurs reprises », confiait au même média Joseph Moukarzel, petit neveu du fondateur.


Difficile d’évoquer le rire contestataire au Liban sans mentionner aussi le tandem de choc formé par Ziad Rahbani et Jean Chamoun. Au cours de l’été 1976, en pleine guerre civile, les deux hommes lancent une émission de radio : Ba’dna tayybin … oul Allah. Ils refont alors l’actualité à travers des sketchs corrosifs tirant à boulets rouges contre le camp de droite et le régime syrien, et font un carton à plein dans la capitale, malgré les bombes et les coupures d'électricité.Tout au long de son histoire tumultueuse, le pays a traversé des périodes d’ouverture et de fermeture. Et lorsque la liberté d’expression était limitée par des puissances voisines et leurs relais locaux, l’humour a tenté de tracer sa route, même indirectement. « Sous l’occupation syrienne, il y avait par exemple le show S.L.CHI. Les acteurs n’évoquaient jamais les politiciens individuellement. Mais on pouvait par exemple imaginer que certains personnages empruntaient un labyrinthe pour critiquer le président », se souvient Dany Abou Jaoudé.


Bonhomme de neige

Engagé comme caricaturiste au Nahar en 1994, Armand Homsi poursuit jusqu’à aujourd’hui sa route avec le quotidien. « Au tout début, Gebran Tuéni m’a dit « vous avez carte blanche ». Jamais on ne m’a empêché de publier un dessin. Les critiques sont toujours venues après publication. Le plus important n’est pas ce qu’on dit mais comment on le dit. Et avec ça, j’arrive à faire passer tous les messages que je veux. Je suis convaincu que le lecteur est très intelligent et qu’il peut déchiffrer le dessin si jamais il y a un sous-entendu », indique-t-il. Mais le caricaturiste reconnaît qu’il existe des thèmes plus sensibles que d’autres. « Il n’y a pas de quoi aborder la religion dans un dessin de presse. Dans le contexte libanais, cela ne mène à rien. »


Le système confessionnel rend la critique du religieux d’autant plus compliquée que celui qui s’attelle à la tâche doit faire attention à ne pas raviver les fractures confessionnelles. Bref, à toujours s’attaquer à son milieu d’origine d’abord avant d’ironiser sur celui des autres. Farouche critique du Hezbollah, Shaden Fakih souligne toutefois la nécessité d’équilibrer ses spectacles. « Sinon les gens ne rigolent pas pour les bonnes raisons. Ils ne rient pas parce que tu critiques ton propre milieu mais parce qu’ils sont racistes. »


La question du rire et de son pouvoir contestataire n’est évidemment pas propre au Liban. Si l’on s’en tient à la période récente, les printemps arabes ont donné lieu à une explosion d’humour visant à railler l’autoritarisme des régimes et, parfois, le dogmatisme religieux. Il en va ainsi du travail de Bassem Youssef, le plus célèbre des humoristes égyptiens, qui a même été arrêté avant d’être libéré sous caution sous l’ère Morsi. Mais d’autres sont moins « chanceux ». Comme le caricaturiste syrien Ali Ferzat, arrêté par les hommes du régime en août 2011. Armés et masqués, ils lui brisent les deux mains en guise d’avertissement : celui qui moque Assad doit savoir à quoi s’en tenir. Avec l’avènement des réseaux sociaux, nombre d’anonymes ont trouvé dans ces nouveaux outils un moyen pratique de contester par l’ironie la répression policière ou le bigotisme ambiant. On se souvient à cet égard de la fatwa émise en 2015 contre les bonhommes de neige – jugés « haram » – par l’un des prédicateurs saoudiens les plus influents du royaume wahhabite. Des propos grotesques que de nombreux utilisateurs saoudiens de Twitter s’étaient empressés de moquer. « Un bonhomme de neige est illicite ? Le reste-t-il s'il porte un niqab ? » s’amusait alors un internaute.

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