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SKeyes Center for Media and Cultural Freedom - Samir Kassir Foundation

Au Liban, la censure vacille

Source le courrier
Jeudi 18 octobre 2012

Vieille institution, le Bureau de la censure semble menacé: une websérie le ridiculise, un projet de loi vise à le supprimer et une réalisatrice lui fait un procès.

«Interdit une fois, interdit toujours. La morale ne change pas avec le temps», déclame l’employée du Bureau de censure devant un général, interloquée par la manière dont la chanteuse d’un clip musical prononce le mot «trembler». «Ça a une connotation sexuelle, non?» Ce dialogue est tiré de la websérieMamnou3 («interdit»), un documenteur – fiction présentée comme un documentaire – qui ne manque pas d’humour et de liberté de ton pour caricaturer le travail du Bureau de la censure libanais. «Le Bureau n’est pas transparent, donc libre à nous d’imaginer comment il fonctionne!» justifie Ayman Mhannah, le directeur de l’ONG Samir Kassir Eyes – SKeyes, créée à la suite de l’assassinat du journaliste Samir Kassir en 2005 –, à l’origine de la websérie lancée en juin et qui a attiré 40 000 visiteurs sur YouTube.

Un cadre légal flou
Passer par internet était le seul moyen de ne pas voir les dialogues coupés au montage. Cinéma, livres, théâtre, clips musicaux... tout le reste s’expose au contrôle a priori de cet organe interne à la Sûreté générale. «Leur travail est lié à un cadre légal assez flou. La loi sur la censure, votée dans les années 1950, dispose qu’est interdit tout ce qui porte atteinte à la sécurité nationale, ce qui incite à la discorde confessionnelle, tout ce qui met en danger la relation entre le Liban et des Etats amis et frères. Ce sont des formulations très floues et élastiques, dont l’interprétation change au gré de l’humeur politique du moment», résume Ayman Mhennah.
Les Libanais ont découvert toute la gamme de la censure qui sévit au Liban, au gré des épisodes ubuesques de Mamnou3. Puis, début septembre, la réalité a repris ses droits sur la fiction quand la liste de toutes les œuvres censurées depuis la création du Bureau a été publiée sur la page internet du Musée virtuel de la censure créé par l’ONG March.

La censure, dès Chaplin
Tout commence dans les années 1940 avec l’interdiction du Dictateur de Charlie Chaplin. Puis la liste se poursuit en forme d’inventaire à la Prévert, des Monty Python à Rabbi Jacob en passant par Woody Allen, Pink Floyd, The Da Vinci Code, un article du quotidien françaisLibération jugé critique envers l’ex-président syrien Hafez el-Assad, tous les films de Danielle Arbid ou encore une caricature de Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, réalisée par Pierre Sadek.
Obtenir la liste n’a d’ailleurs pas été chose facile: «Ce n’est pas le Bureau qui nous l’a donnée. Nous avons fouillé dans les archives du quotidien An-Nahar et avons bénéficié de la participation citoyenne depuis le site internet, de l’aide de libraires...» explique Léa Baroudi, coordinatrice générale de l’ONG March. «Les gens sont très surpris et indignés de voir que de telles œuvres aient pu être censurées. Personne n’avait idée de l’ampleur du phénomène!» «Maintenant vous savez, et savoir est la première moitié du combat», annonce le site du Musée virtuel de la censure.
La seconde moitié se jouera dans les arcanes de l’assemblée, où l’ONG participe au dépôt d’une demande collective de réforme législative: «Avec la fondation Maharat, l’avocat et activiste Nizar Saghieh et d’autres organisations, nous proposons dans ce projet de loi, qui sera porté devant le parlement en octobre, de transformer le Bureau de censure en un comité d’experts dont le rôle se limitera à définir des catégories d’âge pour avertir sur le contenu d’un film avant sa diffusion. Après, si un film pose problème, l’affaire doit passer en justice, selon des critères précis, comme dans tout pays qui se veut démocratique.»

Les artistes tiraillés
Face à la censure aveugle dont le rythme ne ralentit pas – depuis l’entrée en fonction du nouveau gouvernement libanais en juin 2011, 15 films ont été censurés, en partie ou en totalité –, les artistes ont le choix entre l’exil, l’autocensure ou la résistance. «Rien ne marche dans ce pays, sauf le Bureau de la censure», s’exaspérait la réalisatrice Danielle Arbid après la censure de Beirut Hotel, son dernier film, le troisième à subir les ciseaux du Bureau.
Refusant de poursuivre son travail au Liban, la réalisatrice a décidé avant de partir de poursuivre en justice le Bureau de la censure. Une première pierre posée contre le système de censure a priori des œuvres artistiques, mais aussi la déception de voir partir une réalisatrice décorée de nombreux prix internationaux. «Beaucoup d’artistes s’en vont ou, s’ils restent, s’autocensurent pour ne pas être obligés de supprimer des passages de leurs œuvres», regrette Léa Baroudi.
Le rejet de ce contrôle a priori de la création libanaise est d’autant plus grand que le fonctionnement de la censure est jugé anachronique par les militants de la liberté d’expression. «Le Bureau ne censure pas les émissions télévisées en direct, ce qui montre l’absurdité de son travail! Car à ses débuts, le direct se limitait à montrer un vieux chanteur déblatérer des banalités pendant des heures. Aujourd’hui au contraire, c’est là que se joue la liberté de ton», précise Ayman sous un portrait de Samir Kassir, revisité en icône pop de la liberté d’expression.

Internet change la donne
Le comble a été atteint quand le Conseil national de l’audiovisuel a proposé d’établir une liste de tous les sites internet libanais en octobre 2011, préalable à un contrôle gouvernemental de la Toile. «Non seulement le Conseil s’est basé sur une loi de 1994, soit avant même l’apparition de la technologie internet, mais en plus, son mandat a pris fin en 2008, il n’a donc aucune légitimité!» s’exaspère Ayman Mhannah. La proposition a finalement été retirée, mais pas avant une levée de boucliers de la société civile. Car «avec internet, on ne peut plus rien censurer», précise Léa Baroudi.
La Toile est donc devenue le nouveau bastion depuis lequel les initiatives de résistance à la censure émergent. Certes, Nadim Lahoud, le producteur de Mamnou3, rappelle au New York Times que la pire censure reste la mauvaise qualité du réseau au Liban: «La vitesse d’internet est parmi les plus lentes du monde, 172e selon Speedtest.net. Ça me prend deux jours pour télécharger un court-métrage.» Mais du 5 au 7 octobre, les Beyrouthins ont pu se rendre au Festival de liberté et droit d’expression (F.R.E.E.), où se présentait le Musée virtuel de la censure. Au même moment, la conférence Share Beirut a placé la culture d’internet et du hacking au cœur de la capitale pendant trois jours.
Certes, ces évènements beyrouthins touchent davantage la jeune génération connectée et déjà sensibilisée que la majorité silencieuse. Mais pour Léa Baroudi, ce n’est qu’une raison de plus de continuer le combat, pour que la liberté d’expression devienne une évidence pour tout le monde. «Tu entends souvent dire que, alors que beaucoup de gens meurent, s’occuper de la censure est secondaire. Pourtant, la liberté d’expression ne devrait pas passer avant ou après les autres problèmes politiques, mais en old_parallèle. C’est un droit fondamental!»

 

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La censure entérine l’amnésie libanaise

«L’adage ‘quoi que tu fasses, ne mentionne pas la guerre’ a acquis une place spéciale dans un pays dont les habitants s’entêtent à refuser de tirer des leçons de leur massacre fratricide. Pendant au moins dix ans, mon propre livre sur la guerre civile a été interdit par les censeurs libanais», écrit Robert Fisk, le correspondant du quotidien britannique The Independent, le 9 avril 2005. L’histoire récente libanaise est hantée par une guerre civile qui a duré quinze ans et provoqué la mort de 150 000 personnes. Le 26 août 1991, la loi d’amnistie entre en vigueur et les citoyens sont priés d’oublier les crimes de guerre.
Alors, dès qu’un film, un livre ou une pièce de théâtre revient sur cette période, taboue jusque dans les livres d’histoire à l’école, le Bureau de censure veille. «La plupart des films qui ont été interdits depuis la fin de la guerre sont liés à la question de la mémoire de la guerre, explique Ayman Mhannah. Au lieu de faire un travail de mémoire préalable à une réconciliation pérenne, on a préféré oublier. Même la question des disparus de la guerre est divisée selon le point de vue des différentes communautés. On peut difficilement écrire dessus ni en faire de films, craignant que cela ne réveille de vieux démons. En réalité, cette amnésie contribue à ancrer toutes les rancœurs à l’intérieur des gens, les empêchant de faire leur deuil», ajoute-t-il depuis le bureau de Samir Kassir Eyes.

Vingt jours avant son assassinat, le 2 juin 2005, Samir Kassir écrivait que «sans démocratie, cette amnistie libanaise n’était pas acceptable». «Pour pouvoir établir politiquement et démocratiquement des responsabilités, le travail de mémoire aurait dû et devra être pris en charge par une institution ou un organe semblable à la Commission justice et réconciliation mise sur pied en Afrique du Sud après la disparition du régime d’apartheid», arguait le journaliste d’An Nahar. Jusqu’à présent, le Liban a préféré le droit à l’oubli au travail de mémoire, sous la houlette du Bureau de censure.

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