La chaîne LBCI est sous le feu des critiques depuis qu’elle s’est donné pour mission, dans un reportage diffusé lundi soir, de s’assurer que certains expatriés fraîchement rentrés au Liban étaient bien en train de se conformer à la quarantaine de 14 jours imposée par les autorités dans le cadre des mesures prises pour endiguer la propagation du coronavirus.
Dans le reportage, on voit la journaliste Rémy Derbas appeler certaines de ces personnes au téléphone et leur demander si elles sont d’accord pour se présenter au balcon de leur domicile et prouver devant la caméra de la LBCI qu’elles sont bien confinées. Ce reportage a fait polémique sur les réseaux sociaux, après que certains ont estimé qu’il portait atteinte à la vie privée des personnes filmées. Contactée par L’Orient-Le Jour, Mme Derbas s’est défendue de toute intrusion dans la vie personnelle des personnes contactées pour les besoins du reportage, arguant que son enquête avait pour but d’aider les autorités à s’assurer du respect du confinement, à l’heure où de nombreux rapatriés avaient fourni dernièrement de fausses informations personnelles pour échapper au contrôle. «Il n’y a certainement pas d’invasion de la vie privée. C’est le ministère du Tourisme qui nous a fourni les numéros à notre demande, se défend la journaliste. Les autorités ont demandé à plusieurs reprises l’aide des médias pour que les gens soient sensibilisés et comprennent, entre autres, l’importance de la quarantaine», ajoute-t-elle.
« Le ministère du Tourisme nous a remerciés après ce reportage. Il a même dit qu’il espérait que les gens puissent suggérer des solutions pour faire face à la crise au lieu de critiquer », souligne la journaliste. «On m’a fourni des noms et des numéros de téléphone, mais je n’avais pas les adresses des personnes rapatriées. À chaque fois que j’appelais quelqu’un, je me présentais et j’expliquais ce que la chaîne était en train de faire. Beaucoup de personnes m’ont accueillie à bras ouverts, mais certains n’ont pas répondu au téléphone. Une seule personne a refusé d’être filmée», raconte-t-elle.
Ayman Mhanna, directeur exécutif du Centre SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture, ne voit pas les choses du même oeil et reproche à la chaîne de ne pas avoir préservé l’intimité des personnes interrogées. « Certes, la LBCI n’a pas révélé les noms des personnes filmées, mais elle a donné suffisamment de détails pour les identifier, et nous savons qu’il y a harcèlement à l’égard de ceux qui sont soupçonnés d’être malades. Est-ce que cet aspect a été pris en compte par la chaîne ?» se demande M. Mhanna. «La chaîne n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger l’identité des gens interrogés. Mais ce qui me choque et nécessite à mon avis de mener une enquête, c’est la fuite des numéros de téléphone de ces personnes», indique-t-il à L’OLJ.
Interrogée sur le risque que les rapatriés figurant dans le reportage ne soient harcelés, Mme Derbas assure que « toutes les personnes filmées n’étaient pas infectées par le coronavirus, mais qu’elles étaient obligées de se confiner par respect des mesures mises en place par les autorités». « Les gens ne se conforment pas vraiment à la quarantaine. Quand ils sont sortis sur les balcons, ils étaient à plusieurs, ce qui prouve qu’ils ne sont pas vraiment isolés», fait-elle remarquer. « Personne ne s’est plaint lorsque j’ai passé mes appels et je n’ai pas empiété sur la vie privée des gens. Je suis convaincue de la nécessité de ce reportage», lance la journaliste. « Ce qui me choque, c’est que certaines personnes disent que le ministère de la Santé ne les a pas du tout contactées pour faire un suivi de leur situation. Si j’ai moi-même pu visiter plusieurs rapatriés en l’espace de quelques heures, les services de sécurité peuvent sûrement le faire de leur côté », poursuit-elle.
« Ton moralisateur»
Interrogé par L’OLJ, Jean Kassir, membre fondateur de la plateforme d’information Megaphone, qui fait partie des premiers sites à avoir critiqué le reportage de la LBCI, dénonce le « ton moralisateur» de la chaîne. La plateforme avait publié mardi sur les réseaux sociaux une vidéo intitulée «La LBCI transforme l’écran en caméra de surveillance», qui reprend quelques scènes du reportage. «Dans quel cadre juridique la chaîne a-t-elle été autorisée à violer la vie privée des gens ?» se demande Megaphone dans un court texte qui accompagne la vidéo.
« Il y a une sorte de schéma récurrent au niveau des médias libanais qui adoptent de plus en plus un ton moralisateur. Déjà, le rôle des médias est d’informer et non pas de dire aux gens ce qu’il faut faire, explique M. Kassir. On n’a pas vu le même enthousiasme de la part des médias lorsqu’il s’agissait d’épingler les autorités pour leur gestion de la crise du coronavirus. C’est facile de taper sur les gens et de les traiter d’inconscients», souligne-t-il.
Concernant le respect de la vie privée au Liban, Ayman Mhanna insiste quant à lui sur la nécessité de la mise en place de règles claires dans le pays afin de garantir, à la longue, la préservation des données personnelles des uns et des autres.
« Nous militons pour une adoption de règles liées au droit numérique. Quelles que soient les données personnelles dont disposent les entreprises, ces données doivent être protégées. Les personnes concernées doivent donner leur consentement quant à l’utilisation potentielle de leurs données. Elles ont également le droit à l’oubli», explique M. Mhanna.