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SKeyes Center for Media and Cultural Freedom - Samir Kassir Foundation

Gisèle Khoury, cette lumière obstinée

Mercredi 15 octobre 2025

Oui, elle était belle.

Oui, elle était brillante.

Oui, elle avait du succès.

Oui, elle avait un courage exemplaire, une énergie unique.

Oui, elle crevait l’écran.

Oui, tout le monde succombait à son charme.

Oui, elle faisait jaser toutes les commères de la ville.

Et elle s’en fichait royalement.

Et elle avait raison.

Gisèle Khoury était elle-même.

Sans concessions.

Elle-même, quelles que soient les circonstances.

Née dans un Kesrouan hors-les-murs, elle avait défié dès sa plus tendre enfance tous les codes de convenance de l’époque, dans une zone chrétienne en quête d’« épuration » permanente de tout ce qui ne correspondait pas à un récit de banlieue fatiguée du pluralisme.


Adepte des clubs communistes dirigés par Georges Mhanna au Collège Saint-Joseph d’Antoura, menacée de liquidation physique par les milices du coin, fervente de chansons de Marcel Khalifé et des idées de Samir Frangié, Gisèle était déjà, en germe, l’épi de blé qu’elle deviendrait plus tard.


Une force de la nature, rayonnante, irradiante de cette puissance souveraine qui est le propre de ces passionnés moteurs de l’histoire.


Souveraine.


C’était Gisèle, et tant d’autres, hommes ou femmes, des barbouzes sécuritaires aux fausses divas baudruchées du petit écran — la différence est parfois si minime — en mourraient de jalousie.


Le talent à l’état pur, et surtout au Liban, est malheureusement insupportable.


Mais peu importe. Gisèle, dans sa superbe — et son immense tendresse, son incroyable douceur humaine — ne se serait pas attardée sur tout cela.


Sa passion, c’était de braver les interdits, pour la justice et la liberté.

De Beyrouth au monde arabe, tout devait palpiter à l’image de son cœur de jeune fille, emporté par l’ivresse du combat, sans cesse.

Elle était à la fois ce mélange de clarté et de feu qui ne demande rien, sinon le droit de dire. Et qui respire. Alors, durant un instant, le monde entier tournoie, se perd, brûle, chavire.


Samir Kassir, le regard toujours acéré, le cœur toujours à vif, l’avait reconnue tout de suite, par une soirée mondaine de gala.

À travers ses yeux vairons, Samir avait vu chez cette femme ce parfum d’oxygène, de tension créatrice, cette puissance stoïque et puis soudain explosive, ce feu grégeois qu’il avait toujours recherché.

Sans doute Gisèle était-elle tout ce qu’il avait cherché chez chaque femme, à tous les niveaux, sans jamais tout trouver dans une seule.

Elle était belle. Elle était juste. Elle était elle. Elle était multiple. Elle était une.

Elle était de cette lignée de femmes que Mahmoud Darwish invente pour survivre à la défaite : elles ne pleurent jamais.

Elles transforment la plaie en parole.


Le fils de réfugiés vit sans doute en elle cette terre, cet abri, cet « autre lui » qui lui ressemblait, mais venait néanmoins d’un autre monde, à la fois si proche et si lointain.

Avec elle, il cessa d’être le Palestinien qu’on soupçonne, le Syrien qu’on redoute, le Libanais qu’on conteste.
Avec elle, il redevint un homme — c’est-à-dire à la fois un témoin, un acteur, un symbole.


Leur amour fut ainsi une insurrection à deux voix. Des roses trémières, des serments murmurés. De la phrase, du corps, du travail. Sans doute une chambre comme un champ de bataille, un bureau comme un refuge. Ils écrivaient l’un contre l’autre pour tenir debout, et s’écrivaient, ce faisant, au point que leur histoire se confondit avec la flamme d’une révolution, d’un printemps à venir.


N’avaient-ils pas le même espace qui palpitait en eux : Palestine, Syrie, Liban. Trois blessures, trois plaies, une même géographie du cœur.
Ils se savaient condamnés à tout porter — l’histoire, la peur, la tendresse — mais ils en riaient, parfois, comme des enfants coupables de croire encore au lendemain.


Les ombres se faisaient plus menaçantes. Elle était une icône, combattue au sein même de ses assises médiatiques en raison de sa liberté d’esprit et de ton.

Il l’était progressivement devenu avec ses éditoriaux incendiaires. La mort ? Samir s’en moquait. Jamais Faucheuse ne fut si déterminée à faucher un amant.

Ce couple était trop brillant, trop beau, trop nitroglycérine pour survivre à Beyrouth, sa perversité, son enfance.

Les deux vivaient dans le pressentiment de cet inévitable contre lequel ils voulaient quand même continuer à vivre, plus fort que tout.


Puis vint le matin où le téléphone vibra dans une chambre d’hôtel, et le monde se fendit en deux.

Ce que Gisèle vécut, cette nuit américaine, n’a pas de nom.

Pas de cri, pas d’effondrement spectaculaire. Seulement une phrase : Je veux voir son visage.
Et ce visage, intact, presque apaisé, devint sa nouvelle frontière.

Au grand dam des assassins, les laids, les serviles, les barbus, les biberonnés au Baas et au wilayat al-faqih, qui, tous combinés, ne formaient qu’une seule et même raclure de vomissement, incapable d’arriver à la cheville de Samir, son éclat et sa grandeur — Gisèle se releva, reprit le flambeau, avec cette même force tranquille. Par devoir, par amour, par lucidité.

Elle refusa tout : l’oubli, les sédatifs, la mise en scène de la douleur. Elle choisit la vérité, nue, violente, interminable.


Une supernova dans un espace de petites planètes éteintes.


Après Samir, Gisèle n’a pas survécu : elle a poursuivi la guerre pour deux.


Avec la Fondation Samir Kassir, SKeyes, le Festival de Beyrouth, elle a poursuivi son émission, comme on tient une veillée. Invitant les vivants à rejoindre la lutte, mais parlant aussi pour les morts.
Chaque question était pour elle une manière de reprendre souffle ; chaque silence, une minute de deuil ; chaque acte, une preuve de résistance.


Aussi garda-t-elle cette lumière précise des femmes qui n’ont plus rien à prouver, choisissant inlassablement le camp du témoignage et de l’action au service de la liberté.
Jusqu’à la fin, elle s’exprima avec cette élégance épuisée des survivants qui se donnent corps et âme pour que ce souffle d’humanisme désincarné survive, malgré toutes les barbaries du monde — elles devenaient de plus en plus fortes, de plus en plus dures à combattre.


Gisèle n’attendait plus rien du pouvoir ou des hommes. Le 7 octobre acheva ce que la mort de l’âme sœur, l’impunité, la maladie, les pertes successives avaient déjà largement entamé deux décennies auparavant.


Elle est partie en octobre 2023. Elle s’effaça en silence, la Palestine en voie d’annihilation, le Liban au seuil d’une destruction commanditée par une partie de ses fils égarés, la Syrie abandonnée à l’un des tyrans les plus bêtes, les plus risibles et les plus sanglants de l’histoire contemporaine, dans le désintérêt général d’un monde ravagé par ses crises identitaires et narcissiques.


Quelle tristesse qu’elle se soit éteinte avant de voir les assassins de son mari — ou, du moins, une partie d’entre eux — soudain confrontés à leur propre finitude. La Syrie libérée du gamin psychopathe. Le Liban dirigé par un ami à elle, en qui elle avait pleine confiance. Mais aussi la Palestine écrasée par une bande de mégalomanes génocidaires, mais néanmoins, rachitique cadeau de consolation, enfin reconnue comme État…


Qu’à cela ne tienne, Gisèle reste vivace, vivante : une voix vraie, un ton tenace, une brûlure douce, mais aussi amère.


Pourquoi la mort n’emporte-t-elle toujours que les âmes les plus belles — au moment où nous avons tant besoin, Gisèle, de ta lumière obstinée ?


Parce que, Gisèle, la mort n’est rien devant ta lumière.

Tu vois, Gisèle, même la mort ; oui, même la mort – est jalouse de toi.

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