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SKeyes Center for Media and Cultural Freedom - Samir Kassir Foundation

Entre Damas et Beyrouth, une « Jarret ghaz » allume la mèche des mémoires étouffées

Jeudi 19 juin 2025
Photo credit: Nour Chebli

Présentée au théâtre Monnot dans le cadre du Festival du printemps de Beyrouth, en hommage au journaliste assassiné Samir Kassir, la pièce Jarret ghaz spéciale ouvre un vaste champ de récits intimes, exhume les douleurs enfouies, ravive les souvenirs amers des guerres, des déplacements forcés, des enlèvements et des bâillons imposés à deux pays voisins, longtemps réunis sous l’appellation de Bilad al-Cham. Sur scène, le Liban et la Syrie – partenaires et ennemis selon les époques – prennent vie à travers deux personnages : Bilal, livreur syrien de bonbonnes de gaz dans les quartiers de Beyrouth, et Madame Nadia, bourgeoise libanaise francophone, solitaire et arrogante, habitant un quartier chrétien de la capitale. 


Les populations libanaises et syriennes ont hérité d'un lourd tribut de racisme, de haine, de rancunes et de crimes absurdes, sur plus d’un demi-siècle. Musulman et chrétienne, issus de deux générations et deux cultures différentes, les personnages imaginés par les auteurs et metteurs en scène Karim Chebli et Sara Abdo se retrouvent face à face pour vider les sacs lourds de préjugés, de poison, de prisons et de douleurs tues entre Damas et Beyrouth. Peu à peu, ils découvrent qu’ils sont les deux victimes d’un même système, condamnés à un destin commun, fait de sang, d’humiliation et de privation. 

Un sujet brûlant et complexe

Karim Chebli et Sara Abdo abordent de front un sujet épineux : le racisme entre Libanais et Syriens, accentué depuis la révolution syrienne de 2011 et l’arrivée de plus d’un million de réfugiés en territoire libanais. Une fracture profonde, ancrée dans l’histoire et la politique, que la pièce ne tente pas de résoudre, mais dont elle déconstruit les strates, héritées de décennies de surveillance et d’intrigues sécuritaires. Dès qu’elle découvre que Bilal se fait passer pour Élias pour mieux s’intégrer et qu’il dit « choukran » comme les nationalistes syriens au lieu de « merci » comme les maronites, Madame Nadia laisse exploser un torrent de propos racistes. Elle le chasse de chez elle...  mais il finira par lui sauver la vie. 


Sous sa robe rouge et son vernis bourgeois, Madame Nadia dissimule un abîme de solitude, de colère, de douleur et de haine. Son personnage, mystérieux d’emblée, se déploie peu à peu au contact des souvenirs de Bilal, et dévoile les tiroirs secrets de la mémoire collective syro-libanaise, ces blessures à vif qui n’ont jamais cicatrisé. Elle a perdu son fils Maroun, enlevé par les forces syriennes pendant la guerre civile libanaise, et se venge sur Bilal qu’elle prend pour un porte-parole du régime Assad. Le dialogue se poursuit, s’intensifie : Bilal ouvre son cœur, ravive ses plaies, se remémore son arrestation arbitraire en 2011, le viol de sa fiancée sous ses yeux, la mort de sa mère rongée par l’attente. Quant à Nadia, elle survit uniquement dans l’espoir insensé de revoir son fils, enfermé depuis ses seize ans dans les geôles syriennes. Tous deux finiront par découvrir que leur bourreau est le même.

Une tragédie en mouvement

Cynthya Karam et Joseph Zaitouni incarnent avec justesse ces personnages complexes, tout en nuances, évoluant avec intelligence entre tragédie et comédie, entre dialectes syriens et libanais. Joseph Zaitouni est particulièrement habile dans les multiples rôles qu’il endosse, de Bilal à la voisine « Madame Charbel », passant du comique grivois à une douleur poignante lorsqu’il évoque son amour perdu, la belle étudiante Line. Il nous bouleverse en retrouvant sa mère après la mort, tout en gardant une légèreté maîtrisée.


Face à lui, Cynthya Karam campe une Madame Nadia digne des grandes tragédiennes grecques, une Médée contemporaine, à ceci près qu’elle n’a pas tué ses enfants, mais s’est enterrée vive dans l’attente d’un retour. Elle ne peut mourir, de peur que son fils revienne et ne la trouve plus. Prisonnière du chagrin, de la haine et du silence, elle incarne la douleur de toutes les mères qui ont vu disparaître un être cher, sans jamais obtenir ni nouvelles ni justice.


Leur jeu d’une rare harmonie arrache des larmes à la salle, notamment lors des récits d’enlèvements de Maroun et de Line. Deux scènes d’une force insoutenable, qui résonnent dans l’inconscient du spectateur, réveillent ses souvenirs – vécus ou relayés – de cette époque d’horreurs diffusées en direct, lorsque les prisons syriennes ont commencé à livrer leur sinistre vérité.

Un théâtre de l’impossible oubli

Le récit, au cœur de Jarret ghaz spécial, porte toute la puissance dramatique du spectacle. Il propulse les comédiens, interpelle l’imaginaire du public, mais reste ancré dans une réalité si crue qu’elle laisse peu de place au doute. Une réalité si écrasante qu’elle menace d’étouffer la part créative, tant l’horreur dépasse la fiction. Pour autant, la pièce assume cette frontalité – mais on aurait pu souhaiter davantage de ruptures sensorielles, une ouverture vers l’abstraction, par le biais d’un univers sonore, visuel ou musical plus inventif, capable de contrebalancer la lourdeur du réel.


En parallèle, la pièce Widad : la fourmi qui creuse la pierre (mise en scène par Lina Abyad) était présentée il y a quelques jours au Irwin Hall de l’Université libano-américaine (LAU). Deux spectacles qui se rejoignent sur les mêmes plaies : guerres civiles, disparus, disparitions forcées, qu’elles soient le fait du régime syrien ou des milices libanaises. Et dans ces récits, les protagonistes sont souvent des femmes : de Wadad Halawani à Wafaa Moustafa, dont le père militant a été enlevé par les services de Bachar el-Assad, jusqu’à Laila Soueif, mère du prisonnier politique égyptien Alaa Abdel Fattah.

Mais Madame Nadia n’est pas une militante, ni une intellectuelle, ou une héroïne révolutionnaire. Elle soutenait Bachir Gemayel, car son mari était combattant chez les Kataëb. Elle n’a rien d’exceptionnel : elle est, comme tant d’autres femmes libanaises ou syriennes, une mère brisée par la perte. Ni le temps ni la société n’ont pansé ses blessures. Elle attend la mort pour soulager son manque, ou choisit de la précipiter, comme Naïfa Najjar, qui s’est suicidée après la disparition de son fils unique, Ali. Elles sont des milliers à avoir perdu l’élan de vivre, l’éclat du regard, aspirées par le chagrin.


Madame Nadia, c’est une figure universelle. Elle incarne toutes ces femmes nées pour aimer, travailler, élever des enfants, et que l’injustice a privées de leurs rêves. Elles sont les mères de l’ombre, épuisées par l’attente, oubliées des États, trahies par les institutions, laissées sans réponse.


Deux pièces poignantes qui donnent chair à une réalité sociale et politique tragique, mais rien, absolument rien, n’est plus dévastateur que la douleur d’attendre un disparu, surtout lorsque la victime est une femme, une mère, une sœur, une épouse. Sur ce point, la scène, aussi puissante soit-elle, ne pourra jamais égaler l’intensité du réel.

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